Léopold Rabus
La chirurgie des souvenirs
Les oeuvres de Léopold Rabus sont essentiellement des peintures et des
travaux utilisant les cheveux, ainsi que quelques vidéos. Léopold Rabus
se joue des traditions et des techniques les plus inattendues pour
construire un univers singulier, à la fois inquiétant et séduisant.
Le spectateur est désorienté quant à la forme de ses oeuvres, tant les
techniques utilisées sont traditionnelles, tant aussi les sujets traités
sont inhabituels. Une grande partie des oeuvres réalisées sont des
huiles sur toile, et parfois des peintures à l’encaustique. Les
références explicites, d’un point de vue formel, sont celles de la
grande peinture. Léopold Rabus est pris d’une admiration sans borne pour
Ingres, Goya ou les préraphaélites. En un temps où les critiques mal
informées mais bien diffusés dénoncent une “gazéification de l’oeuvre
d’art” et une supposée disparition de la “matérialité”, Léopold Rabus
produit des huiles sur toiles figuratives s’inscrivant explicitement
dans une lignée très classique.
Il peint ce qui apparaît comme des êtres humains, déformés, baignant
dans un univers fait de perspectives multiples, au milieu d’un décor
hors de l’espace et du temps. Les personnages, au premier aspect plutôt
macabres, semblent toujours crispés ou en souffrance, figés dans une
posture inconfortable.
Léopold Rabus n’est pas le premier artiste à déformer ainsi les corps et
visages. Goya (on pense à “Saturne dévorant ses enfants” 1824; “Le temps
ou les vieilles” 1812 et ses “caprices”), Schiele ou Francis Bacon se
sont proposés de prendre pour sujet les déformations du corps et leurs
représentations, à la fois splendides et morbides. Comme pour ceux-ci,
la précision et la virtuosité technique sont chez Rabus au service d’un
effet dévastateur pour la sensibilité du spectateur. La peinture aussi,
peut faire peur. Les peintures de Léopold Rabus ne représentent pourtant
pas des scènes de guerres, des morts ou des crimes inquiétants : il
s’agit de personnages remémorés par l’artiste ou glanés dans des
photographies familiales (parfois d’inconnus). Léopold Rabus propose un
travail essentiellement basé sur la mémoire (sienne ou autre), et sa
capacité à figurer des images presque au hasard dans une configuration
inédite, parfois absurde mais toujours saisissante. Le rêve est un bon
exemple de cette mémoire involontaire. Ainsi, Léopold Rabus se sert des
outils que sont ceux-ci, et joue comme dans «L’homme aux gros doigts,
2006», à représenter le corps d’un nain difforme (ou perçu comme tel),
croisé dans son enfance, avec le visage photographié au polaroïd du fils
bien réel d’un de ses amis. Ou encore, passionné par la forêt Suisse, il
inclut des paysages enneigés et des champignons comme décor minimal
servant de fond. La méthode la plus proche de celle-ci est sans nul
doute celle de Proust, décryptant la psychologie et le patchwork que
peuvent être nos pensées inondées par les souvenirs. Mais Léopold Rabus
pousse l’analyse jusqu’à la chirurgie, s’amusant des plaies ouvertes.
Comme pour Francis Bacon se servant des photographies de Muybridge,
c’est la posture du corps lui qui importe. Souvenons-nous que Bacon,
parlant de la bouche inquiétante et étirée du pape repris de Vélasquez,
affirmait n’avoir voulu peindre qu’un sourire. Léopold Rabus n’a aucune
volonté de choquer ou d’horrifier. Mais ces représentations sont bel et
bien celles de monstres. Littéralement, un monstre est composé de
diverses parties d’humains ou d’animaux. Descartes dans ses Méditations
remarque déjà combien l’imagination procède par combinaisons, et jamais
par création ex-nihilo. Ainsi les êtres monstrueux que crée Léopold
Rabus sont explicitement des humains ou des animaux, mais leurs yeux
révulsés, leur teint, leur position désarticulée prouvent qu’ils
s’éloignent de la normalité, donc de la tranquillité. C’est dans cet
écart que se développe une forme d’attrait pervers à l’égard des
personnages.
La séduction des monstres est bien connue : Jérôme Bosch a sans doute
été le premier à en jouer, mais on pense également à Pat Andréa ou au
cinéma fantastique (Freaks de Tod Browning, Elephant Man de David
Lynch). Somme toute, il n’y a de véritable attrait que dans une certaine
répulsion, paradoxe ici largement exploité. Cette dimension à la fois
classique dans sa facture et actuelle dans son traitement rapproche
Léopold Rabus d’une artiste comme Béatrice Cussol.
Un autre point important est la présence d’éléments naturels et
d’animaux. Rabus incorpore des éléments de paysage ou de nature morte
dans ses compositions (notamment des champignons ou des forêts). Leur
traitement, fidèle à la méthode de l’artiste, consiste en des
exagérations d’échelles (champignons géants) des points de vue empruntés
au cinéma ou à la photographie (plongée ou contre-plongée exagérées et
déformantes). La passion de Léopold Rabus pour la nature inclut la
naturalité du corps humain. Il utilise par exemple des cheveux dans des
compositions sous verre dans lesquelles il mélange peinture et tresses
de cheveux humains réels. L’oeuvre devient alors une manière d’ex-voto.
Ce type d’ouvrage existe d’ailleurs depuis des siècles dans de
nombreuses traditions ou folklores. Bien sûr, la mort rôde autour de ces
ouvrages faits des parties du corps les plus étranges, les cheveux, qui
durent bien plus longtemps que les chairs, et, paraît-il poussent
plusieurs semaines sur un corps inanimé.
Mais il faudra sans doute retenir la dérision et l’ironie que comportent
chacune de ces oeuvres. La démarche devient claire dans la vidéo “l’eau
du guide” dans laquelle Léopold Rabus a choisi de mettre en scène des
poules empaillées suivant un guide prophétique, mi religieux, mi
Zarathoustra. L’histoire est dite par la voix off d’une des poules
relatant son attrait irrationnel pour un guide spirituel aux cheveux
longs. Devant la beauté des paysages, l’application portée à l’écriture
et à la prise de vue, on ne peut qu’être admiratif. Il n’en reste pas
moins que Léopold Rabus refuse explicitement la parodie pour construire
méthodiquement une fiction décalée. Il vient à l’esprit la démarche
philosophique des Monthy Pythons dans “The meaning of life” traitant des
sujets les plus métaphysiques au travers d’un humour appliqué. Dans sa
vidéo, Léopold Rabus choisit à la fois de parler de la séduction que
peuvent opérer les gourous de toute sorte, et d’inverser les rôles des
poules et des fidèles considérés comme des crédules. Effets de groupe,
séduction et persuasion, suicide final: les éléments critiques ne sont
pas loin derrière la dérision et la beauté des plans.
© Sébastien Planas
Directeur des Collections de Saint-Cyprien
sebastien.planas@collectionsdesaintcyprien.com
|